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Ère numérique & délation en ligne : bientôt un balancetonvoisin.fr ? 

Depuis le mercredi 3 mars 2021, il est possible de signaler, directement en ligne et en quelques clics seulement, différentes infractions, telles que la présence de points de deal près de chez vous. Dispositif annoncé par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, le lancement de « moncommissariat.fr » a suscité de vives réactions. En effet, la mise en place d’un tel mécanisme soulève différentes questions relatives à la notion de délation, déjà remise sur la table à plusieurs reprises dans le contexte sanitaire actuel. Aujourd’hui, Legalissimo reprend avec vous cette notion afin de mieux appréhender les enjeux attrayants à ces dispositifs favorisant la délation en ligne.

Dénonciation, délation et dénonciations calomnieuses : une frontière mince aux enjeux significatifs 

Point Definitions :

Afin de mieux comprendre de quoi nous parlons, un point définition s’impose. Effectivement, pour mieux saisir les contours de la notion de délation, il nous faut la rapprocher de deux notions voisines : la dénonciation & la dénonciation calomnieuse. Attention cependant, ces notions diffèrent du processus de dépôt de plainte ou plus généralement de l’action en justice. Dans ces derniers, le plaignant a directement intérêt à agir, soit parce qu’il demande la réparation d’un préjudice, soit parce qu’il requiert des sanctions à l’encontre de la personne lui ayant causé ce préjudice. Dans le cadre d’une délation ou d’une dénonciation, l’individu dénonçant se contente d’apporter des éléments informatifs sur le fait ou la personne dénoncée, il ne la poursuit pas en justice.

La délation : c’est quoi ? 

Intéressons-nous tout d’abord à la délation. On définit traditionnellement la délation comme une dénonciation qui serait motivée par une intention de nuire. La délation consiste donc à fournir des informations sur une personne à son insu afin de lui porter préjudice.

L’exemple le plus illustre d’un phénomène massif de délation est celui de la dénonciation des individus de confessions juives durant la seconde guerre mondiale. De nombreuses familles ont alors fait l’objet d’une délation conduisant bien souvent à leur déportation, les délateurs satisfaisaient alors leurs intérêts personnels, récupérant les biens immobiliers des familles dénoncées dans de nombreux cas. La délation contribua donc à un véritable phénomène de spoliation, aussi appelée aryanisation, des biens appartenant aux juifs, phénomène coordonné par l’action des gouvernements nazis.

Ce procédé, permettant aux citoyens de participer directement à l’exercice des pouvoirs exécutif et judiciaire et de pouvoir en tirer un bénéfice, a soulevé des nombreuses interrogations quant au caractère moral de la délation.

Pour autant, la délation n’est pas, à proprement parler, envisagée par le droit français. Le droit français se contente en effet d’évoquer deux autres notions voisines : la dénonciation et la dénonciation calomnieuse.

La dénonciation en droit

La dénonciation est évoquée de manière positive et négative par le droit pénal. En ce sens, on retrouve le régime de la dénonciation aux articles 40 à 40-3 du Code de procédure pénale (CPP). Ces dispositions posent une obligation de dénonciation auprès du procureur de la République pour « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit« . Dans de telles conditions, l’agent est alors « tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs. »

La dénonciation en droit pénal exclut donc les contraventions et limite le signalement de délits aux agents étatiques. Pour ce qui est des crimes, il semble peser une obligation de dénonciation pour les citoyens. L’article 434-1 du Code pénal (CP) prévoit effectivement que « la non-dénonciation d’un crime dont il est encore possible de prévenir ou de limiter les effets constitue un délit qui pourrait donner lieu à l’engagement de poursuites« .

Ainsi, mis à part pour les crimes dont on peut encore limiter les effets, les citoyens ne sont encouragés à dénoncer des infractions que lorsqu’ils ont un intérêt à agir. De la même manière, un signalement aux autorités compétentes ne relèverait pas de la délation ou d’une dénonciation qui pourrait être abusive dès lors que ce signalement a pour objet de préserver son intégrité propre ou celle d’un autre individu comme cela pourrait être le cas lorsque l’on assiste à une agression par exemple.

La dénonciation calomnieuse 

Selon l’article 226-10 du Code pénal, la dénonciation calomnieuse est la dénonciation d’un fait, fondée sur un mensonge, à une personne ayant le pouvoir d’y donner suite ou à celle qui peut la saisir. Le fait dénoncé doit être de nature à entrainer une sanction judiciaire, disciplinaire ou administrative.

Pour obtenir la qualification de calomnieuse, la dénonciation doit être dirigée contre une personne déterminée. Quant aux destinataires de la dénonciation, cela peut être un officier de police, un officier de justice, une autorité compétente pour donner suite à la dénonciation ainsi que l’employeur ou le supérieur hiérarchique de la personne dénoncée. La personne alors accusée à tort pourra introduire un recours pour dénonciation calomnieuse.

Une définition actuelle de la notion de délation ?

A la lumière des différents points exposés ci-dessus, plusieurs remarques s’offrent à nous. Comme les obligations de dénonciations ne concernent que les crimes pour les citoyens et se limitent aux crimes et aux délits pour les agents étatiques : qu’en est-il d’une dénonciation pour une contravention ? Ou d’une dénonciation d’un délit par un citoyen ? Serait-ce là le noyau brut de ce que l’on pourrait appeler délation ?

Délation et moralité :

Effectivement, la notion de délation semble être teintée d’immoralité. On parle souvent de la délation comme d’une dénonciation immorale. Sans revenir sur la notion de morale dont le traitement devrait faire l’objet d’une étude approfondie, nous pouvons nous accorder sur le fait qu’au sein d’une démocratie, la règle de droit s’inspire de la morale. De plus, la protection des libertés fondamentales et des droits humains se positionne comme une garantie morale de l’Etat.

L’Etat de droit, en réglementant la dénonciation lui offrirait donc un cadre s’inspirant de la morale. Une dénonciation dont le processus ne serait pas envisagé par le droit pourrait alors être perçue comme immorale. Nous pourrions donc, partant de ce postulat, proposer une définition de la délation.

Le concept de délation en France au 21ème siècle

La délation se constituerait alors par une dénonciation non-obligatoire d’un individu ou de ses agissements. Sa finalité consisterait en une prise de sanctions à son égard. Enfin, pour que la délation soit caractérisée, la dénonciation ne doit pas intervenir dans le cadre de l’ouverture une action en justice par le délateur.

Recherche d’une définition actuelle de la délation

Trois éléments principaux semblent alors caractériser la notion de délation :

  • Une dénonciation non-obligatoire : cette dénonciation ne doit pas être reconnue comme un devoir par le droit positif (ne doit pas entrer dans le champ des articles 40 du CPP ou 434-1 du CP par exemple). La non-dénonciation des agissements ou de l’individu en cause ne devrait en principe pas entrainer de sanction.
  • L’absence d’intérêt à agir dans la dénonciation. La dénonciation n’intervient pas par l’ouverture d’une action en justice : le délateur, pour être caractérisé, ne devrait pas pouvoir ouvrir une action en justice directe contre l’individu qu’il dénonce. En principe, il n’aurait pas d’intérêt à agir.
  • Une dénonciation dont la finalité (désirée ou effective) aurait pour objet une prise de sanction à l’égard de l’individu dénoncé.

NB : Le premier point de définition n’est cependant valable qu’au sein d’un Etat de droit, démocratique et respectueux des droits de l’homme. Dans une configuration étatique plus autoritaire, il se peut que le droit rendent des actes de dénonciations obligatoires alors même que l’on pourrait les qualifier de déraisonnables d’un point de vue moral. En démocratie, la Constitution, texte normatif suprême au sein d’un Etat qui garantis le respect des droits et libertés fondamentaux, constitue un des éléments majeurs apportant cette garantie morale du droit.

Pour résumer, dans un Etat de droit, la délation intervient en dehors de la voie judiciaire, par une dénonciation non-obligatoire d’un individu ou des ses agissements afin que l’on prenne des sanctions à son égard. La protection offerte contre une délation abusive est la même que pour toute autre forme de dénonciation : la procédure en dénonciation calomnieuse.

Quels enjeux sociaux à la délation ?

La notion de délation semble alors se circonscrire dans une dénonciation à travers laquelle un individu ne pourrait pas ouvrir une action en justice directe, mais porterait à la connaissance d’une autorité quelconque des éléments sur un individu, ou ses faits, de nature à ce que cette autorité prenne des sanctions à son égard. Cette dénonciation, qui revêtirait parfois un caractère obligatoire pourrait aussi faire l’objet d’une sanction dès lors qu’elle relèverait de la calomnie.

Plusieurs interrogations surviennent alors : Quels sont alors les enjeux du processus de délation au sein de notre société ? Que donnerait un modèle sociétal dans lequel la délation n’a pas sa place ? Des réponses à ces questions se retrouvent dans différents travaux tels que dans l‘article de Philomag sur la délation ou plus antérieurement dans le travail de la juriste Danièle Lochak sur la dénonciation.

Que serait une société de délation ? 

  • Une société dans laquelle la délation est loi, où chacun se mue en vigile d’autrui, tenu de surveiller son voisin, semble intolérable. Ce modèle, dans lequel la confiance entre les citoyens devient impossible, a pu prendre forme notamment en URSS. Le régime soviétique a, à partir de 1922, prit le parti de punir d’emprisonnement la non-dénonciation des crimes politiques. La délation était alors devenue une obligation légale. Présentée comme un devoir moral, cette délation institutionnalisée a été la source de terribles abus et a conduit à l’avènement d’une société d’écoute et d’espionnage, dans laquelle la liberté de penser même n’avait plus sa place.

 Que serait une société sans dénonciation ? 

  •  A contrario, une société dans laquelle la dénonciation serait totalement prohibée, où le silence serait de mise, parait tout aussi inadmissible. Une omertà, imposée par la terreur ou simplement acceptée par indifférence ou lâcheté, assurerait une impunité à ceux qui bafouent les lois, engendrant, de fait, une autre forme d’oppression. Ainsi, la dénonciation concourt souvent à un acte de solidarité et permet une meilleure protection des victimes. De fait, il est impensable d’envisager une société dans laquelle la loi du silence serait reine.

L’enjeu sur cette notion semble donc résider dans la recherche d’un équilibre. Cet équilibre entre une incitation à la dénonciation morale et limitation de la délation s’organise, en démocratie, autour de l’encadrement juridique de la dénonciation comme c’est le cas en France.

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La Recherche d’un équilibre dans l’ère numérique : doit on favoriser la délation en ligne ? 

Pour autant, la délation semble petit à petit se remettre au goût du jour sous une autre appellation. On parle désormais de « signalement ». Ces signalements, encouragés directement par les pouvoirs exécutifs sans que le droit n’intervienne à ce sujet, semblent d’autant plus facilités à l’ère du numérique. Un nouveau défi se pose alors au sein de nos sociétés : Doit-on favoriser la délation en ligne ? Dans quelles mesures ?   

La délation en ligne : un procédé parfois nécessaire et redoutablement efficace ?

Ces dernières années, nous avons assisté à l’essor de nombreux mouvement de libération de parole. Ces prises de paroles massives concernant des crimes ou des actes délictuels particulièrement tabous s’inscrivaient dans une logique de dénonciation.

C’est notamment le cas des mouvements #balancetonporc #Metoo ou encore plus récemment le #MetooIncest qui a recueilli pas moins de 80 milles témoignages en l’espace de quelques jours seulement. Ces élans de paroles ont pris place au sein de l’univers numérique, sur les réseaux sociaux. Ils avaient et ont toujours vocation à dénoncer les abus, majoritairement sexuels, subis par les citoyens (les femmes constituant une portion largement dominante des victimes) et restés impunis.

Elans de paroles en ligne : une forme de délation ? 

Ces dénonciations ont permis de briser de nombreux tabous, de libérer la parole des victimes et d’engager un processus de réparation et d’accompagnement pour ces dernières. Ainsi, si on peut difficilement douter de l’efficacité de tels procédés, on peut toutefois se demander s’ils relèvent effectivement de la délation?

La réponse à cette question semble plutôt négative. Effectivement, la grande majorité des témoignages provenaient de victimes directes qui, de fait, disposaient d’un intérêt à agir. De plus, les victimes n’ont pas nommé directement les personnes qu’elles accusaient. Cela empêche donc une prise de sanction à leur égard. Ces dénonciations ne se sont pas non plus faites pour la plupart auprès d’une autorité compétente à même de prendre des sanctions. Enfin, les seules situations satisfaisant les deux conditions précédentes entraient dans le cadre d’un dépôt de plainte. On ne peut donc parler de délation en son sens propre.

La délation en ligne peut-elle être la source d’abus ?

Au delà des exemples de prises de paroles de victime, nous avons aussi pu assister, dernièrement, à des incitations à la délation par les pouvoirs exécutifs.

La délation en ligne en temps de pandémie :

Le contexte de pandémie actuel marque d’autant plus ces incitations. En septembre dernier, les autorités britanniques avaient par exemple mis en place un numéro de contact afin de dénoncer les familles ne respectant pas la limitation à 6 personnes lors rassemblements privés. « Les gens doivent signaler les voisins qu’ils soupçonnent d’accueillir un rassemblement de sept personnes ou plus » avait alors déclaré Kit Malthouse, ministre de la Criminalité et de la Police britannique.

Des plateformes de dénonciations en ligne des manquements aux règles sanitaires ont vu le jour dans de nombreux autres Etats. Nous pouvons notamment citer La Nouvelle-Zélande, Le Quebec, L’Irlande du Nord, Le Portugal ou encore la Chine qui ont déployé de tels dispositifs.

Ces dispositifs connaissent, pour beaucoup, un franc succès. Les autorités belges qui n’ont pourtant pas mis en place de tels dispositifs soulignent elles-mêmes une recrudescence des actes de délation dans le cadre des restrictions sanitaire dues à la Covid-19. Jalousie ? Agacement ? Craintes liées à la maladie ? Simple plaisir d’exercer un pouvoir de répression sur ses voisins ? De nombreuses raisons semblent justifier la dénonciation par les citoyens selon nos voisins belges. Cela n’est pas sans rappeler le climat régnant sous l’Occupation explicité dans ce podcast de France Inter.

De tels procédés sont-ils susceptibles d’entrainer des abus ?

La question mérite de se poser quand bien même la dénonciation aurait pour finalité le respect de la norme en place. Effectivement, au-delà de la possibilité d’importuner sans preuve des citoyens et d’entrainer le déclenchement d’une sorte de chasse aux sorcières, il est des situations dans lesquelles la mise en balance entre les avantages du respect de la règle et les inconvénients de la mise en conformité forcée à celle-ci apparait discutable. C’est le cas notamment pour cette famille de Waterloo, agressée par la police pour non-respect des consignes sanitaires en décembre dernier.

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La délation en ligne en dehors du cadre Covid-19

Actuellement, une nouvelle forme de délation se met en place sur le territoire français : la dénonciation des points de deals. Effectivement, le 3 mars, le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a annoncé l’ouverture d’une plateforme permettant à chacun de signaler à la police et à la gendarmerie les points de deal se trouvant près de chez lui.

Ce dispositif, d’ores et déjà en place, permet à chaque citoyen d’effectuer un signalement. La démarche est accessible sur le site « moncommissariat.fr » et, pour la zone gendarmerie, sur « ma brigade numérique », précise le ministère de l’Intérieur. Les signalements seraient alors ensuite transmis aux policiers et gendarmes concernés d’après Le Parisien.

Vers une banalisation de la délation ? 

 

 

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