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Corruption : les Algériens stupéfaits
VIDÉO. Depuis plusieurs semaines, les Algériens assistent au défilé des responsables et des hommes d'affaires dans les tribunaux de la capitale. L'ampleur de la corruption révélée par la justice les laisse parfois sans mot. Par Hadjer Guenanfa, à Alger
Lundi 5 août, deux anciens ministres ont été placés sous mandat de dépôt par le juge d’instruction près la Cour suprême dans le cadre des enquêtes sur les affaires de corruption en Algérie. Selon le communiqué du procureur général, les deux ex-responsables sont poursuivis en tant qu’anciens walis (préfets, NDLR) notamment pour « dilapidation », « abus de pouvoir » et « abus de fonction ». Plusieurs de leurs anciens collègues sont en détention provisoire depuis plusieurs semaines.
L’ex-Premier ministre Ahmed Ouyahia a été placé sous mandat de dépôt le 12 juin dernier. Cité dans plusieurs dossiers, l’homme est notamment poursuivi pour « l’octroi d’indus avantages », de « contrats en violation des dispositions législatives », de « dilapidation de deniers publics » et « d’abus de pouvoir et de fonction ». Son prédécesseur se retrouve dans la même situation. Abdelmalek Sellal est lui aussi sous mandat de dépôt depuis le 13 juin dernier.
Les scandales n’impliquent pas seulement les anciens hauts fonctionnaires. Mi-juillet, l’actuel ministre du Tourisme a été placé sous contrôle judiciaire par un magistrat à la Cour suprême. Les poursuites judiciaires dans le cadre des enquêtes sur les affaires de corruption se multiplient depuis la démission d’Abdelaziz Bouteflika. Désormais, pas un jour ne passe sans qu’un responsable ou le patron d’une entreprise ne comparaisse devant un magistrat pour répondre de chefs d’inculpation souvent lourds.
Le nombre des affaires traitées et leur importance lèvent le voile sur l’ampleur de la gabegie au cours de ces vingt dernières années et sur les réseaux tissés sous le règne du président déchu. « On savait qu’il y avait de la corruption. Mais à ce niveau-là, ce n’est plus de la corruption mais un hold-up », lance Farid, 45 ans, cadre dans une société privée. « On se demande ce qu’ils pouvaient bien faire avec tout cet argent volé ! » sourit notre interlocuteur. Il voit dans cette « indécence » le mépris des dirigeants pour le peuple.
« Tous ces gens se sont servis comme si nous n’existions pas », souligne-t-il. Même confusion chez Meziane. « On savait dès le début des poursuites judiciaires que certaines têtes allaient tomber. Mais je n’aurais jamais imaginé voir tous ces responsables et ces hommes d’affaires convoqués par la justice avant d’être placés en détention provisoire. Je n’aurais peut-être jamais soupçonné certains d’entre eux », assure ce chirurgien de 33 ans qui réside à Alger.
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Corruption: « Ce n’est qu’un début »
Malgré le nombre important de dossiers instruits, d’autres Algériens restent convaincus que l’ampleur des faits est encore plus importante que ce que rapportent chaque jour les journaux et les chaînes de télévision. « Je suis certaine que ce n’est rien par rapport à ce qui n’a pas encore été dévoilé. Ce qu’on ne sait pas est encore plus important. Ce n’est qu’un début », tranche Mahdia, fonctionnaire dans une administration publique. Elle n’est pas étonnée par le défilé des responsables et des hommes d’affaires au niveau des tribunaux.
« Les Algériens savaient qu’il y avait de la corruption. À chaque fois que vous vous rendez dans une ville du pays, vous trouverez des gens qui vous disent : cet hôtel appartient à tel responsable, ce terrain vient d’être octroyé au fils de tel ministre, l’entreprise qui a le monopole dans ce domaine appartient à la fille de tel responsable », développe la jeune femme. « Les Algériens n’étaient pas dupes et leur slogan durant les marches le prouve : vous avez pillé le pays bande de voleurs. »
Un « immense océan »
« Ce que l’on sait jusqu’à maintenant via la justice est réellement insignifiant par rapport à l’ampleur réelle de la prédation », tranche Djilali Hadjadj, porte-parole de l’Association algérienne de lutte contre la corruption (AACC), dans une déclaration au Point Afrique. « Si l’on devait réellement alpaguer les personnes politiquement exposées, il faudrait poursuivre plusieurs centaines de ministres et pratiquement tous les anciens walis [préfets, NDLR] de ces vingt dernières années et les walis en exercice », assure-t-il.
« Je n’ai pas parlé des dirigeants des entreprises publiques ou de la faune des oligarques. Le spectacle est effrayant », insiste Djilali Hadjadj. Dans une contribution intitulée : Comment Bouteflika a manipulé le Code des marchés pour « alimenter » la corruption, parue sur El Watan le 15 juillet, ce militant revient sur les marchés de gré à gré accordés par Abdelaziz Bouteflika en tant que président du conseil des ministres. « Et ce n’est qu’une goutte d’eau dans cet immense océan de la corruption », poursuit-il.
La corruption en Algérie comme « Une culture »
Messaoud Boudiba a la même certitude : la « réalité de la corruption dans le pays est sans doute plus importante », affirme ce syndicaliste et porte-parole du Conseil national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (Cnapest), l’un des plus puissants syndicats dans le secteur de l’éducation dans le pays. « Depuis 2002, on met en garde contre les pratiques des responsables des différents secteurs qui ont adopté une politique qui consiste à ne pas respecter les lois », rappelle Messaoud Boudiba.
Lui aussi pointe du doigt le président déchu. « Durant ses quatre mandats, Bouteflika était le fondateur de la corruption sous toutes ses formes. Sous son règne, la corruption est devenue une culture », estime-t-il. Pour lui, la plus importante conséquence de la corruption est la « destruction des valeurs » avec lesquelles « on construit un État ». « Les jeunes depuis le 22 février ont compris que cela ne doit plus faire partie de leur histoire. »
La corruption en Algérie: le Débat
Passé l’étonnement de certains et la conviction des autres, une question suscite toujours dans le débat en Algérie s’agissant de ces affaires de corruption : « est-ce le moment propice ? » se demandent les plus sceptiques. « Du point de vue logique, il faut un pouvoir légitime et une justice légitime pour qu’il n’y ait pas de contestation. Actuellement, il y a un pouvoir de fait », note le politologue Mohamed Hennad au Point Afrique.
« Mais le processus est engagé depuis quatre mois, on ne peut pas faire marche arrière. Il faut faire en sorte que ce soit des procès justes. Et du point de vue pratique, l’arrestation de certaines personnalités limite leur nocivité », souligne-t-il. Au sein de la population, l’arrestation de certains hauts responsables comme Ahmed Ouyahia par exemple et certains hommes d’affaires provoque une satisfaction certaine.
Depuis le 22 février, des milliers d’Algériens qui sortent manifester contre le système en place dénoncent la corruption en Algérie et réclament la traduction devant la justice des personnes impliquées. « Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il fallait encore attendre avant de lancer des poursuites judiciaires contre les anciens responsables et certains hommes d’affaires. Leurs dossiers sont lourds et il fallait les neutraliser », assure Farid.
Mais le climat de tension continue à inquiéter. « Sur le principe, nous sommes pour la lutte contre la corruption en Algérie et pour la moralisation de l’acte politique et l’acte de gestion », indique au Point Afrique Said Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH). « Mais nous sommes d’abord pour une justice indépendante qui doit être consacrée. Jusqu’à maintenant, on constate parfois que la justice est même instrumentalisée dans une lutte des clans », a-t-il souligné. Pour lui, la « justice doit aussi travailler dans un climat de sérénité et sans aucune pression ».